"Le tableau retrouvé - Lettre à Anselm Kiefer"... la question de la peinture au sortir de la Seconde guerre mondiale (2007-2008-2009)




2009 " Sur la route de Tarascon "
huile et fusain sur toile huilée - 250 x 220 cm

copyright







... d'autres tableaux à la fin de la Lettre à Anselm Kiefer














"Le tableau retrouvé - Lettre à Anselm Kiefer"

par Franck Longelin


Ce texte a fait l'objet d'un livret édité par la ville de Boulogne-sur-Mer en mai 2009 et comportant une préface de Laurence Debecque-Michel (membre de l'AICA, Association Internationale des Critiques d'Art).



Préface


Artiste généreux, Franck Longelin a toujours inscrit sa recherche dans une dimension éthique. Il veut aujourd’hui assumer la plus grande tragédie du XXe siècle et s’y confronter en tant que peintre dans la quête d’une possible rédemption qu’il n’envisage pas comme effacement de la mémoire. Deux artistes se sont imposés à lui comme figures tutélaires dans cette démarche. Le premier est Van Gogh : ses visions hallucinées, autant romantiques qu’expressionnistes, sont proches de la sensibilité picturale de Franck Longelin. Le second est Anselm Kiefer : son travail conjugue mémoire et engagement avec démesure et néanmoins sobriété. Par sa dimension toujours inachevée, l’œuvre de Kiefer instaure le dialogue et permet à Franck Longelin de répondre par une série d’œuvres qui posent la question de la véritable nature de la peinture, entre représentation et médiation. Peindre est pour Longelin une affaire autant de vision que de catharsis. Et l’ouverture spirituelle qu’il donne ainsi tout naturellement à son travail s’accompagne de gestes rituels dont la signification s’entend aussi bien dans leur réalité picturale que dans leur dimension plus hautement symbolique. Ainsi, il enduit sa toile d’huile de lin de manière à la rendre translucide et à laisser transparaître le châssis sous-jacent. Par cet acte, il accomplit également un rituel sacré d’une grande douceur. On peut le voir comme un geste de bénédiction, permettant une transsubstantiation qui change la nature de l’image. Le tableau qui est au départ réflexion sur la matérialité de la peinture - puisqu’il expose volontairement toutes les composantes de sa fabrication - devient alors l’égal d’une Véronique gardant l’empreinte d’une mémoire qui serait tout à la fois celle de l’art et celle de l’humanité.

Laurence Debecque-Michel




Avant-propos


Le tableau de Vincent Van Gogh « sur la route de Tarascon » qui faisait partie des collections du musée de Magdeburg en Allemagne durant la seconde guerre mondiale, disparut lors des terribles bombardements de Magdeburg, Cologne, Dresde...

Anselm Kiefer est un artiste contemporain allemand de réputation internationale dont l'oeuvre interroge avec une grande force la culture occidentale et la possibilité même de l'art après la Shoah.
Mon propre travail s'inscrivant dans cette même interrogation de peintre, je suis particulièrement sensible à l'oeuvre de cet artiste.

Une visite en juin 2007 à Monumenta à Paris, suivie d'un voyage privé à Barjac - dans le Gard - m'inspira cette oeuvre à la fois d'écriture et de peinture.
J'ai vécu comme une épreuve nécessaire à la fois exaltante et douloureuse commandée par mon art et imposée par le destin ce travail de deux années qui est le dernier en date d'une réflexion de plus de vingt ans sur la peinture et les questions d'art de notre temps.
Dans les temps premiers, l'homme inventa l'art pour réponse à la mort. A l'ultime énigme seul un mystère, le mystère de l'art et de la foi qui l'accompagne pouvait faire face.
Mais aujourd'hui comment croire au tableau, comment croire à son chant de vie si dans sa création il ignore son pôle opposé, s'esquive face à son pire ennemi : le néant, le mal absolu dont Auschwitz est à jamais la figure abjecte ? Et à tous ceux qui se languissent de l'absence d'art pour notre temps, cette question : à quel sublime le tableau pourrait-il prétendre dans le renoncement à porter cette croix d'infamie ?
Le tableau calciné, disparu de Vincent Van Gogh, l'atelier de Anselm Kiefer, le souvenir du drame des enfants d'Izieu constituent ici les trois sujets de cet extrême combat pour mon chant de vie.




Lettre à Anselm Kiefer


Le tableau retrouvé



Anselm Kiefer,


J'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit
je suis peintre.


J'ai vu
j'ai peint notre Vincent
ce cher Vincent Van Gogh
si cher à tous.
Vincent Van Gogh sur la route de nouveau
de nouveau sur la route, oui
en quête de sujets propres à dire notre réalité
de nouveau, oui
la réalité.

Sur la route, un chemin presque.
Sur la route de la Ribaute
de la Ribaude
de la Ribe Haute, c'est selon.

De Tarascon...

A
nselm Kiefer
j'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit
je suis peintre.

Oui
d'huile de lin, puisque je suis
peintre
votre atelier.

Alors
naturellement, simplement, spontanément
évidemment
alors
sincèrement, nécessairement
je peux même dire :
conduit mystérieusement... (car qui peint, quel peintre peignant
vraiment, peignant absolument... le sait, quand il peint ?)
d'huile de lin
votre atelier.

Les yeux du peintre sont
les yeux du Monde
c'est bien connu !
Et il suffit d'un peintre
un seul
voyant pour tous
pour que le Monde soit
sauvé.

Aussi en faut-il un.
Un au moins.
Un seul, au nom de tous suffit.
Un seul au moins
mais nécessaire.
Pour voir
pour montrer
pour recueillir en lui
la réalité du Monde.
Pour sauver (car c'est de cela dont il s'agit) la réalité du Monde.
Notre réalité.

Un seul peintre, donc
suffisant et nécessaire
oeuvrant dans l'ombre ou la lumière
reconnu ou ignoré qu'importe
oeuvrant
au nom de tous à
la pérennité de la vie.


Reconnu ou ignoré qu'importe puisque
l'Autre
le regarde
qui ne l'ignore pas, Lui
qui n'en perd pas une miette, Lui
pour qui la moindre trace, la moindre tache
le moindre trait de fusain, la moindre goutte de peinture
compte
compte infiniment.

Lui importe infiniment.

Puisque l'Autre le regarde
depuis toujours le regarde
le regarde
dans le fond de sa grotte, à l'oeuvre
dans le fond de son atelier, à l'oeuvre
dans un coin, un peu à l'écart, entre terre et ciel, à l'oeuvre
face au mur, à l'oeuvre
face au mur, un peu à l'écart à égale distance de tout pour mieux voir
à l'oeuvre.

Le peintre sent le regard
Le peintre sait le regard
Le peintre peignant vraiment, peignant absolument
le sait.

Seul
face au mur, dans un coin du Monde, oeuvrer à la
pérennité de la vie
est
sa charge, son devoir, sa mission, sa responsabilité.
Et l'Autre le regarde à l'oeuvre.
Et l'Autre ne lui viendra pas en aide, quoique...
Et l'Autre qui le regarde ne l'aidera pas, quoique...
car c'est Lui
qui a besoin d'aide.

Ange
combattant des effluves
qu'il capte, qu'il marie, qu'il accommode...
face au mur face à l'infini
le peintre
mène un combat céleste
un combat ultime à toujours recommencer contre le
Néant.

Il n'a pas choisi, le destin l'a désigné pour cette tâche
il ne saurait s'y soustraire sans que la honte et l'indignité
fondent sur lui pour
l'éternité.

Car
il lui a été donné
donné
certes inéquitablement
injustement sans aucun doute
à lui seul
devoir
de
voir.
De voir pour tous
et d'oeuvrer
au nom de tous.
Et c'est à l'Autre
à lui seul, en leur nom à tous
à l'Autre en Tous
que le peintre soumet au jugement son
geste.

A
lors
peintre
j'ai oint d'huile
votre atelier.
Afin que le miracle
ce miracle de la peinture
s'accomplisse
ce miracle pour en sortir, en sortir
enfin
de ce Mal qui nous
divise, nous défraternise, nous désunit, toujours et encore nous
désunit
de ce Mal qui s'oppose à la Vie
d'huile de lin puisque je suis peintre.

De lin cette huile liant entre eux les pigments et les âmes.
De lin l'huile qui lie et relie.
De lin le Lien
reliant
l'avant, ce jour, l'après
reliant
l'en-deçà, l'en-dessous, ce lieu, par-delà, l'au-delà
relie l'homme
les morts, les vivants, les à venir
le retrouve
par la peinture.
Dans le tableau l'Un retrouvé.

L'Un visible par le tableau
de nouveau
enfin
retrouvé
pour toujours
cette fois.

Qui verra ?
Qui peut voir ?
Peu importe puisque
lui voit.
Pour tous.
En Tous.

J'ai oint d'huile votre atelier.

Q
ui peint ?
Quel peintre peignant vraiment
peignant absolument
le sait
quand il peint ?

Peignant vraiment
peignant absolument
quel peintre
dans ces moments de grâce
pourrait prétendre
pourrait affirmer
convaincu
pourrait convaincre
qu'il était seul
bien seul, à ce moment-là ?

Que c'était sa tête à lui
à lui seul
que c'était sa main, à lui
à lui seul
tout seul
qui fit cela
ce geste-là, ce trait-là
cet oeil-là, ces lèvres-là, ce sein-là, ce pied-là... cette composition-là
cette couleur-là... tout seul ?

Peignant vraiment, absolument
après que la ligne par sa main
sa main au fusain
sa main au pinceau
par la main
eut achevé de graver
de tracer, de graver dans le temps du papier, le temps de la toile
le temps du mur ou du sable... sa course, cette ligne
celle-là même, si juste
incroyablement juste ?

Suis-je bien, moi seul, l'auteur de cela ?
s'interroge vertigineusement le peintre
ayant achevé de peindre vraiment de peindre absolument
à ce moment-là.

Vertigineuse la question !

Il n'en croit pas ses yeux
qu'il retourne à l'envers
ses yeux.

Les yeux retournés il regarde à l'envers désormais
à cet instant
derrière son dos c'est-à-dire
dans son crâne, à l'intérieur de son crâne
son crâne qu'il sonde, son âme
son âme qu'il interroge
... Qui aide ma pauvre main... Qui est l'ami qui aide ma pauvre main ?...
Je te remercie... merci...

Il dit merci
le peintre.
Merci à qui, hein
à qui ?

Par la grâce de ce trait juste
il sent, le peintre, il sait
qu'il a été utile.
Il dit merci.
Merci d'avoir été utile, à la hauteur de sa tâche
il le sent
il le sait
utile parce que juste
juste donc utile
à ce moment-là, à ce moment précis
juste pour la vie
juste à la vie.


Il sent, il sait, le peintre, en effet qu'il n'était pas seul
à ce moment-là
que son corps, tout son corps vivant
avait été jugé
digne, à ce moment-là
d'accueillir l'ami.
L'ami
qui avait pris sa main, guidé sa course...

Alors, oui, une joie sacrée l'envahit.
Il dit merci.
Il se sent fort, immensément fort
il sent l'univers en lui.
Il dit merci.
Non, il n'avait pas été seul.
L'univers l'avait traversé
sa main, ses doigts en avaient été l'extrême
pointe
gravant l'ultime cri du temps, de la vie
sa voix juste.

Il dit alors
merci
aux morts
le peintre.


Anselm Kiefer
j'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit.
Je suis peintre.

V
int le temps où écrire
Dieu
sur une page
tenait de l'hérésie.
Vient le temps où écrire
l'homme
sur une page
tiendra de l'hérésie.

Quel art véritable peut naître de la
défiance.
Quel art véritable peut éclore sans une
confiance foncière en l'
Etre.
Quel art véritable peut surgir sans cette
modestie primordiale qui sut toujours accueillir
comme un Bien d'ombre et de lumière
l'altérité du Monde.

Descendant un à un les étages de toute
foi
nous sommes tombés en dépression.
Une dépression blanche.
Un néant immaculé où sont noyés
perspectives et horizon.
La dépression du Bien positif.
Blanc.
Immaculé.

L'art y est mis à mal
car
l'art déroge aux principes, aux injonctions de ce Bien-là
exaltant ce que ce dernier étouffe :
les mystères du Monde comme nécessaire à la Raison du Monde
le Mystère du Monde comme horizon à la Marche du Monde.

Deux siècles de cette religion qui assure que c'est
l'homme qui cache l'éclat du jour, que c'est
lui qu'il faut abattre pour y voir enfin...
Deux siècles de cette mystification qui gangréna notre rapport au
réel et donc
les fondements de l'art
suffirent
à nous déposséder de nous-mêmes, de la vérité de notre âme, de l'histoire, de notre destin, de la
réalité toute entière
et
nous plonger dans la
torpeur.

Les pourfendeurs de l'obscur sont, en fait
les assassins de la clarté
car
un monde sans ombre est un monde sans lumière.

D'huile votre atelier.
D'huile de lin comme il se doit.
Je suis peintre.

O
r
ce cri.
Le cri initial.

Ce cri initial de l'homme naissant.
Voyant enfin.
Ce cri initial adressé à l'autre part de l'Etre en Nous
s'éveillant à lui
le reconnaissant
lui rendant grâce.
Ce cri inaugural de l'humanité affirmant, instaurant sa réalité
se distinguant du reste du vivant
témoignant de la nature transcendante de sa cause
signifiant l'essence métaphysique de
l'Univers tout entier
traversant les millénaires pour venir frapper nos tympans
comme sur un tambour
tambour battant de la vie éternelle
comme pour nous tenir à jamais en éveil
fut
une empreinte de terre grasse sur la paroi d'une grotte
la peinture.
La peinture fit l'aube des temps.

La peinture fit l'aube des temps.
La peinture fera l'aube des temps nouveaux.
La peinture fera l'aube des temps nouveaux.

A dos d'âne le peintre des icônes traversait ces terres ruinées
par le feu, et le sang...
Andreï Roubliov.
A dos d'âne, toujours, la peinture traverse les temps
crépusculaires.

De la réalité le Néant peut bien tout défaire sauf son coeur
la peinture.
La peinture est le noyau indestructible de la réalité
parce que sa physique est métaphysique
parce que toute sa chair participe de
l'Esprit de l'Univers.

Anselm Kiefer
j'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit.
Je suis peintre.

O
ui
la peinture
ce geste de la peinture
ce geste premier et immémorial de la peinture
premier avant l'art lui-même
est
le dernier
le dernier possible qui nous reste
à cette heure
le dernier possible qui nous reste pour nous
ressaisir, pour
réaliser, encore une fois, la
révolution sacrée de la vie.

La révolution sacrée de la Vie.

Mais
il faut
il faudra
vous le savez
il faudra au peintre un courage inouï
une âme de dément
n'est-ce-pas
pour être peintre
c'est-à-dire
pour prétendre, pour vouloir, pour pouvoir
démentir
ce réel-là.
Pour oeuvrer à retrouver l'ombre des choses
l'ombre honnie, l'ombre écartée, l'ombre
pourtant
sacrée et nécessaire des choses
pour oeuvrer à dire le mystère du Monde
afin d'en révéler la Lumière
afin d'en signifier la Raison.
La raison poétique
la seule vraie, la seule, l'unique vraie Raison.
Afin d'en montrer la
réalité.

Les impressionnistes recherchaient la Lumière.
Giotto, Le Caravage, Rembrandt, Van Gogh, Picasso, Klein... aussi
quel peintre ne recherche la Lumière ?
Et celle-ci emprunte les chemins les plus inattendus.
Aujourd'hui ils sont ceux
ingrats et périlleux de l'
Obscur.

A dos d'âne
peintres
sacrifiés aujourd'hui sur
l'autel des vérités sans l'homme, des vérités contre l'homme
tel est notre chemin.
Car
s'il est un espace où les étoiles se meuvent c'est bien celui de notre
crâne.
Le seul vrai.
L'espace de nos
crânes.

J'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit.

E
n art
innovation est
présence renouvelée de
l'âme.

Monumenta 2007, Paris
j'ai vu
j'y ai reconnu
l'oeuvre de vie renaissant
l'effort sans relâche de l'art pour triompher de
l'abîme et des cendres
l'effort sans relâche de l'art pour triompher du
Néant.

Rendre de nouveau, toujours, sans cesse
la vie possible
tel fut le but assigné à l'art
dès l'origine.
Sauver la vie.
Le salut de l'âme du Monde
tel est son but
inchangé.

Ne reconnaît-on pas en l'artiste
l'élu
capable par l'oeuvre
d'extraire de ce qui nous est donné
d'extraire de nos savoirs à la fois
rationnels et irrationnels légués par les temps
l'essence nécessaire à la
pérennité de la
vie ?

Essence de l'univers, de
l'univers en nous, hors de nous, pour nous.
A lire, à reconnaître, à révéler, à
témoigner.
Essence en tout temps
égale à elle-même.
Lumière en tout temps
égale à elle-même
que l'oeuvre, en tout temps, s'acharne à retrouver
bataille à retrouver
dans le chaos toujours changeant des
formes.
Que soit la vie.

Et
qu'importe à l'artiste que
ce monde soit
d'hier ou d'aujourd'hui
que celui d'aujourd'hui
redevienne
celui d'hier
qu'importe à l'artiste
demain
hier
aujourd'hui, sa
mission reste la même :
désigner la
Lumière.
Que soit la vie.

Reconnaître la Lumière du chaos du Monde.
Révéler la lumière du chaos du Monde.
Que soit la vie.

Car
pour qui sait lire
pour qui sait voir
pour qui sait aimer
le chaos est ordre.

Pour qui lit, voit
avec amour
avec confiance
le chaos est ordre

le chaos est l'ordre de la réalité

le chaos est l'ordre de la réalité
le seul ordre que l'artiste
reconnaît
le chaos est l'ordre de la réalité
le seul ordre auquel le peintre se
soumet
celui qu'il apprend à
lire, à
dire
qu'il porte par son oeuvre à l'incandescence
incandescence.
Lumière.
Que soit la vie.

Car
l'artiste
s'il voue un culte c'est à la vie.
A la vie qui transcende les vies.
A la vie qui transcende la mort comme néant.
Ayant sa permanence
pour seul tourment
ayant sa permanence
pour toute responsabilité.

M
onumenta 2007, Paris.
J'ai vu.

... Alors le village fit appel à un sourcier...


La Culture vivante
ce qui dans le legs des morts
de tous les morts, de tous les temps, de tous les lieux
nous permet de nous
construire de
vivre et de
poursuivre l'oeuvre de vie.

... Alors tous réunis le maire, le curé, le châtelain, l'instituteur, les paysans, leurs femmes,
les enfants, les anciens, les bêtes et les plantes, tous du village... un sourcier !


La Culture vivante
ce qui dans le legs des morts
est
source de vie, nourritures
concrètes et abstraites à
cueillir dans le passé
tout le passé jusqu'à notre présent
dans le présent
aide à combattre
en nous
l'inclination au refus d'être
à combattre en nous
les forces du Néant.

... Alors tous en prière s'en remirent au génie du sourcier...

La Culture vivante
ce qui dans le legs des morts
est
science de vie
supérieure à toutes sciences, et
non vaine accumulation de
connaissances.

... Alors tous acclamèrent la science du sourcier...


Car
l'homme est ainsi fait que
vivre ou y renoncer est sa
liberté
qu'il sait le Néant tapi en
lui
qu'il peut choisir l'adorer, en laisser se déchaîner les forces
par dépression
par inappétence pour la vie
par goût morbide
par haine de lui-même
par désir de la fin de tout
par paresse de l'âme
par aveuglement...

... l'art du sourcier...

Car
l'homme est ainsi fait
qu'il s'en trouve
pour vouloir le Néant
le Néant absolument.

... le sourcier.


J'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit
je suis peintre.

Monumenta 2007, Paris.
J'ai vu.

M
e suis rendu en août dernier à
Barjac.
Pris à pied ce chemin de la Ribaude, de la Ribaute, de la Ribe Haute (c'est selon).
J'ai sonné une première fois, à la grande porte de fer de votre atelier.
Puis, une seconde fois, faisant bien face désormais à la caméra de surveillance.
Sans réponse, toujours.
L'instant d'après j'ai su, on m'a dit : vous étiez absent pour le mois.

De retour à Saint-Martin d' Ardèche
je griffonnais quelques croquis de ce que ma mémoire retenait de cette visite en votre absence.
Une intuition.

Cette visite avait été nécessaire
je le pressentais, je le savais
ma mémoire le dessinait...

Griffonnant de mémoire ces quelques vues extérieures de votre atelier, je réfléchissais...
Votre absence... une chance finalement... le destin, car sinon
aurais-je vu
ce qu'il y avait à voir
si je vous avais vu ce jour-là ?

Griffonnant et réfléchissant, peu à peu mes dessins me firent apparaître quelque chose de
fondamental à laquelle je ne m'attendais pas en me risquant à cette visite impromptue et qui
maintenant, j'en étais sûr, la
justifiait
oui
ces dessins me donnèrent ce que j'étais venu chercher en
votre absence.

Sur une légère hauteur
entouré d'une végétation dense (nous sommes en été)
le cachant presque
un vaste ensemble de bâtiments austères de briques ocre orangé dominé par deux cheminées
lugubres, noires d'impression
lues noires d'emblée.
Le tout cerné de clôtures électrifiées.
L'ancienne manufacture de soie de Barjac, bien avant la
seconde guerre mondiale
(m'apprendra-t-on plus tard)
la transposition symbolique, mes
dessins me révélaient, d'un
camp d'extermination nazi
désormais
bien après la seconde guerre mondiale
votre atelier.

Oui
mes dessins me le révélaient
c'est bien là
cela ne peut être que là
désormais
non dans le réel, non sur le territoire réel d'un
camp réel
mais
dans cette transposition, cette transposition nécessaire à l'esprit, dans cette
re-présentation
c'est-à-dire dans la
réalité intérieure incarnée, et
ici
en France
(par vous, l'histoire l'avait voulu ainsi)
que l'oeuvre de vie doit
se doit
d'affronter son pire ennemi.
C'est bien là, désormais qu'elle
résidait la figure du Néant
dans nos crânes
dans nos crânes évidemment
dans ces territoires abstraits de nos crânes et donc aussi
bien sûr
(par vous, l'histoire l'avait voulu ainsi)
dans cette ancienne
manufacture de soie.

Oui
mes dessins me le révélaient
l'esprit l'
avait jugé
nécessaire
vital
l'esprit l'
avait conçu
décidé
concrétisé
ce déplacement
nécessaire et vital
cette double transposition du
réel à la
réalité intérieure, la
réalité
et des camps
et de la manufacture de soie de
Barjac
nécessaire, vital
pour son oeuvre
nécessaire et vitale
par vous, l'histoire l'avait voulu ainsi.

Manufacture de soie
devenue pour longtemps, le temps qu'il faudra, pour toujours peut-être
le seul lieu, le lieu vrai
de ce combat
céleste
que livre l'oeuvre de vie contre les
forces du Néant.

En France
pas en Pologne, pas en Allemagne...
en France
votre atelier.
En France la terrible allégorie.
En France cette re-présentation du lieu du
désastre
du centre de l'abîme.
En France
votre atelier, l'atelier.
En France
l'Atelier.
A Barjac
pas à New York ni à Londres, Tokyo ou Pékin... la
question
la question de l'art
à Barjac qu'elle se pose.
A Barjac en France, comme toujours en France que
sa question se pose
celle de sa renaissance possible
celle de sa renaissance à jamais possible
cette fois.

C
ertains
voulaient croire que
le temps aurait raison du
pire
que le temps effacerait le
pire
que sans effort, sans lutte, que par le seul effet du temps
le temps viendrait à bout de la
fin des temps.
Mais non justement.

Mais non justement
et
l'artiste
le sait lui qui oeuvre avec le temps
oeuvrant avec tous les temps
oeuvrant dans l'éternité, pour
l'éternité
que rien ne s'efface jamais
qu'il s'agit de ne rien tenter d'effacer, ne rien effacer jamais
qu'il s'agit, au contraire, de
tout prendre
d'apprendre à tout prendre
les ombres et les lumières
toute l'ombre toute la lumière.

Puisque l'homme est Un.

D'apprendre à prendre
soi
sur soi
c'est-à-dire aussi
la peau de
l'infâme
sur soi.
D'apprendre à se détourner de
la tentation du beau rôle
la facilité du beau rôle
la paresse du beau rôle
du beau rôle « pasmoipascoupable ».

Qu'il n'y a pas deux mondes.
Qu'il n'y en a qu'un.
Qu'il n'y a pas deux humanités.
Qu'il n'y en a qu'une.
Qu'il faut alors
apprendre à prendre sur soi
aussi
la peau de l'infâme
revêtir vraiment
revêtir sincèrement
revêtir intérieurement
revêtir en connaissance de cause
la peau de l'infâme
la peau du bourreau et faire le
salut nazi
authentique
le salut du Néant authentique
pas comme un acteur, pas une parodie, non !
le salut nazi authentique.

Pour faire oeuvre de vie
ne pas rester à la surface mais
plonger dans l'abîme en soi
pour y retrouver l'homme
l'homme
qui s'y noie.

Revêtir la peau de l'infâme
et
recevoir les coups
recevoir les crachats
en soi-même
de soi-même
surtout
de soi-même
pour retrouver en soi, pour tous
l'Unité
assassinée
par l'indignité
par la honte
pour sauver le premier homme
pour sauver le dernier homme.

Apprendre à prendre sur soi
le mal
le mal absolu pour
le transcender.
Se détourner de la tentation du beau rôle.

Seul
le Pardon
le Pardon de la Vie
le Pardon de la Vie pour
nos vies
compte.
Seul
le Pardon de l'innocence vraie
de l'innocence initiale
compte.
L'innocence est la grâce de
l'enfance
de toute enfance.
Et
c'est à ce Pardon toujours possible
qu'oeuvre l'art
c'est ce Pardon qu'il requiert qu'il
espère
pour ce Pardon qu'il
bataille
pour que l'innocence
Puissance de la Vie
accepte de nouveau
de porter nos vies
à la
Vie.

Pour que la Vie nous
accepte de
nouveau.

Sauver l'homme avec ce mal en lui
ce mal inévitable en lui
malgré ce mal en lui
pour que s'opère la catharsis
que se retrouve l'unité de la vie
l'unité de l'innocence
l'unité de l'humanité toute entière.
L'artiste sait cela, lui
qui oeuvre avec les morts
de par les morts et
pour les morts.

Les bourreaux nazis plaidèrent
non coupable.
C'était, ainsi, achever leur oeuvre de mort
diviser encore davantage les hommes d'entre les hommes
noyer l'humanité toute entière dans leur propre noyade
il fallait en effet
qu'un artiste
revêtisse
cette peau de l'infâme et
plonge dans l'abîme
retrouver l'homme perdu.

A
nselm Kiefer
j'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit
je suis peintre.

Oui
il fallait
pour retrouver l'art, oeuvre de vie
il fallait pour retrouver le tableau
aller là où il s'était
abîmé
il fallait retourner
là-bas.

Ainsi
l'histoire avait voulu
qu'un espace ordinaire
de travail, de culture, de vie des hommes
une manufacture de soie
devienne
incarne
le lieu tragique, authentique et unique où
s'affrontent les forces contradictoires d'un combat
céleste
dont l'issue déciderait de la
pérennité ou de l'anéantissement de
la vie.
Cette métamorphose, cette conversion métaphysique
rendait à
notre humanité
ce que la géographie et l'histoire dans leur
réalité objective
nous avaient jusqu'alors
confisqué.

La Shoah

jusqu'alors inaccessible, dont
le réel s'opposait à notre réalité
dont l'abrupte et impitoyable vérité
avait sur nous tous refermé ses portes
interdisant toute issue, toute chance de salut
s'ouvrait enfin
se rendait à l'âme humaine
se rendait à notre réalité
de par le fait même de ce lieu, de par l'oeuvre de ce lieu
votre atelier.

Voilà ce que mes crayons de pierre noire
griffonnant de mémoire
me révélaient.

Je décidai de retourner à Barjac pour avoir confirmation de leurs
dires
et
réaliser, cette fois, des dessins plus précis.


Anselm Kiefer
j'ai oint d'huile votre atelier
d'huile de lin comme il se doit
je suis peintre.

J'ai vu, j'ai peint notre Vincent
ce cher Vincent Van Gogh
si cher à tous.
Vincent Van Gogh sur la route de nouveau
de nouveau sur la route, oui.
En quête de sujets propres à dire notre réalité
de nouveau, oui
la réalité.

Sur la route, un chemin presque.
Sur la route de la Ribaute
de la Ribaude
de la Ribe Haute, c'est selon.

De Tarascon.

D
e Tarascon à ce lieu-dit :
une soixantaine de kilomètres à vol d'oiseau.
De Tarascon à ce lieu-dit
une soixantaine d'années environ.
Soit, un kilomètre l'an
lent
long, très long kilomètre.
Mais, ce détour, n'est-ce-pas...

Ce détour par Magdeburg
Magdeburg sur l'Elbe
la guerre, les bombes, l'incendie.
Ce détour par la nuit
ce détour par l'abîme
où il fut anéanti, le tableau.
Où nous fûmes anéantis
le tableau.

Eh bien, c'est fait
j'ai retrouvé le tableau.

La peinture peut tout
vous le savez
pas facilement, non
pas aisément, non
pas sans mal
pas sans le Mal
mais surtout
pas sans le Bien
pas sans le Lien
mais elle peut tout.

Je l'ai retrouvé
le tableau.
Van Gogh en marche.
Marchant en quête de sujets pour dire, pour incarner
incarner, c'est plus juste
pour incarner sur la toile notre réalité, la réalité.
La réalité, c'est plus juste.
Van Gogh en marche
sortant de chez vous

juste sur le chemin de la Ribe Haute
sortant de chez vous, de votre atelier
d' « Auschwitz », comme ils disent là-bas
au sortir du drame, oui
au sortir
de notre drame, notre drame
à tous
d' « Auschwitz »
selon l'expression, la dénomination en cours à
Barjac
Barjac dans le Gard
dans le Gard en France.

Aucune méchanceté là-dedans, soyez-en sûr
rien de déplacé dans le ton
rien d'offensant
rien de blessant
rien de malsain, bien au contraire.

J'ai vu, j'ai entendu
les Barjacois vous aiment, les Barjacois vous respectent
mais aussi
les Barjacois sentent, les Barjacois savent...
l'intuition, vous comprenez
l'intuition de l'enjeu, vous comprenez...

« C'est Auschwitz là-bas ! »
disent-ils avec gravité
l'air grave soudain
soudainement grave.

« C'est Auschwitz là-bas ! »
disent-ils rapidement, l'air grave
avec cette pointe de terreur, d'horreur sacrée
dans la voix soudain, sur leur face soudain
rapidement sans s'étendre davantage
rapidement
à la vitesse de ceux qui naguère se signaient croisant
le Mal
sur leur chemin
sur leur route...

... de Tarascon
de Tarascon à Magdeburg
Magdeburg... Cologne... Dresde... Auschwitz...
Les pas de la mort.
Les pas du Néant.
Comme
échos sataniques à
ceux
de Van Gogh.
Magdeburg... Cologne... Dresde... Auschwitz...
Les pas du Néant.

Ces pas du Néant
martelant
le sol
à
grandes enjambées
de
chapelets
de
colonnes
de
bombes
à
grandes enjambées
interrompant net
ici
à Magdeburg
ceux
de Van Gogh
qui allait sur la route de Tarascon à
grandes enjambées
pulvérisant net
ici
dans la seconde même d'un ultime pas
pieds
jambes
buste
tête
le tableau
la peinture en marche à
grandes enjambées
la peinture sur la route qui allait.

La peinture
en quête
en quête de sujet pour dire
pour incarner, c'est plus juste
notre réalité
la réalité.

La peinture
en quête d'elle-même sur la route de Tarascon
c'est-à-dire
l'homme
en quête de lui-même sur la route de Tarascon.
La peinture, donc
sa question
celle de sa possibilité même
avait-elle été anéantie par le Mal, là-bas
ou, au contraire
le Mal l'avait-il sublimée
par les cendres
sublimée ?

Ce peintre, en quête de sujet
pour dire, incarner
notre réalité
la réalité
ce tableau donc
n'avait-il pas trouvé de par sa destruction
au coeur de l'incendie
trouvé là justement
son sujet, son véritable sujet.
Le véritable sujet de l'art tout entier
le sens de la vie contre les forces du Néant.

Car
quel autre tableau
que celui-ci
que celui de la peinture en quête
d'art.
Quel autre tableau, donc
broyé
carbonisé
quel autre tableau, aujourd'hui
de cendres éparpillées
disparu
quelle autre disparition, alors
signifiait le plus
celle de l'art
tout entier ?

Quel autre tableau
de par son sujet, de par son destin
posait le plus hautement
la question de l'art
de sa possibilité et de son
sens ?

De par son sujet de par son destin.
Quel autre
tableau ?

A
près la catastrophe
retrouver la peinture, retrouver l'art, retrouver l'homme
c'était d'abord
retrouver ce tableau, ce tableau-là
nul autre.

Et c'est sur un chemin
le chemin de la Ribaute, de la Ribaude, de la Ribe Haute
c'est selon
sur ce chemin donc là au sortir de chez vous
de votre atelier
que dans la lumière crue d'un
ciel chauffé à blanc
j'aperçus, le peintre, ce cher peintre en Vincent.


Vincent Van Gogh
au sortir de l'enfer
au sortir du Néant
sur la route de nouveau
en quête sur la route
de nouveau.





Franck Longelin
avril 2008
(tous droits réservés)






2008 " Van Gogh sur le chemin de la Ribaute "
fusain et huile sur papier - 29,7 x 21 cm

copyright






















2007 " Le tableau retrouvé "
fusain sur toile huilée - 65 x 54 cm
copyright



















2007 " Atelier de Anselm Kiefer " croquis de mémoire
café et pierre noire sur papier huilé - 29,7 x 21 cm
copyright

















2007 " Atelier de Anselm Kiefer " croquis de mémoire
café et pierre noire sur papier huilé - 29,7 x 21 cm
copyright

















2008 " Atelier de Anselm Kiefer "
huile sur papier collé sur châssis - 40 x 30 cm
copyright

















2009 - huile sur dessin original d'enfant (1 des 44)
papier collé et huilé sur châssis - 31 x 24 cm
copyright





















2008 " Sur le chemin de la Ribaute "
huile et fusain sur toile huilée - 60 x 50 cm
copyright





















2007 " Atelier de Anselm Kiefer (L'île des morts) "
huile sur toile huilée - 55 x 46 cm
copyright



















2007 " Sur le chemin de la Ribaute "
huile et fusain sur toile huilée - 220 x 160 cm
copyright






















2009 - huile sur dessin original d'enfant (1 des 44)
papier collé et huilé sur châssis - 31 x 24 cm
copyright






















2008 " Atelier de Anselm Kiefer "
papier marouflé sur toile huilée - 61 x 50 cm
copyright



















2008 " Atelier de Anselm Kiefer "
huile sur toile huilée - 65 x 54 cm
copyright






















2008 " Vincent Van Gogh sur le chemin de la Ribaute "
huile, terre et fusain sur toile huilée - 250 x 220 cm
copyright






















2009 - huile sur dessin original d'enfant (1 des 44)
papier collé et huilé sur châssis - 31 x 24 cm
copyright






















2009 " Atelier de Anselm Kiefer "
huile sur toile huilée - 61 x 50 cm
copyright






















2009 " Atelier de Anselm Kiefer inversé "
huile et charbon de bois sur toile huilée - 60 x 50 cm
copyright























2008 " L'atelier de Anselm Kiefer "
huile sur papier collé et huilé sur châssis - 40 x 30 cm
copyright























2009 " Le tableau retrouvé "
huile et fusain sur toile huilée - 31 x 24 cm
copyright



























2009 " Sur la route de nouveau "
huile sur papier collé et huilé sur châssis - 40 x 30 cm
copyright























2009 - huile sur dessin original d'enfant (1 des 44)
papier collé et huilé sur châssis - 31 x 24 cm
copyright




















2006 " La pomme "
huile et charbon de bois sur toile huilée - 55 x 46 cm
copyright